Un peu d’encre, un peu d’eau,
pour Gérald Kerguillec.
1.
Littré consacre un maigre article à l’aquarelle, qu’il clôt avec une phrase condescendante : « L’aquarelle est assez en usage pour peindre des fleurs, des oiseaux, de petits paysages. » Si l’on sait lire entre les mots de sa définition, on comprend que l’aquarelle n’est pas sérieuse ; pour ainsi dire, elle est réservée aux femmes. Et le Grand Dictionnaire Universel de Pierre Larousse ne vaut guère mieux, l’article consacré à l’aquarelle soulignant : « L’effet manque toujours d’énergie, la perspective de transparence, les premiers plans de solidité, les derniers plans de moelleux, et le coup de soleil, si cher aux paysagistes, y devient presque impossible. Les couleurs à l’eau ne supportent pas toutes le mélange ; elles se dérobent pour la plupart à ces alliages heureux qui, dans la peinture à l’huile, amènent ces tons transparents et lumineux dont Ruysdael et Hobbema avaient le secret ; elles ne peuvent être que difficilement reprises et ramenées au diapason de l’harmonie générale. Ce qui leur manque en vigueur et en brillant, les aquarellistes y suppléent par des tons forcés ; pour atteindre à un certain effet, ils sont obligés d’exagérer l’intensité de la couleur et de monter la gamme à l’aigu. De là ce reproche très-fondé que l’on adresse au coloris des aquarellistes, d’être faux et tout à fait conventionnel. »
Tu l’auras compris, le regard que nous portons sur l’aquarelle pourrait bien être assez paradoxal et même s’il a un peu évolué depuis ce trop sérieux dix-neuvième siècle, il n’est pas impossible qu’encore maintenant un artiste utilisant cette technique se confronte, dans un endroit reculé de la conscience collective, à cet a priori négatif. Évidemment, le geste de Gérald ne se limite pas à cette confrontation ; elle pourrait même être marginale dans son travail. Elle est toutefois une entrée que je te propose, une ouverture en somme.
2.
Quand je cherche un mot pour qualifier le travail de Gérald Kerguillec – j’ai du mal à voir sans mot et cet aveu lyrique n’est pas, tu le sais, sans entraîner de multiples rebondissements , je crois ne pouvoir trouver que le mot Passage.
Avec une strophe de Pessoa, extraite d’une « ode sensationniste », Le Passage des heures, et dont les derniers vers me semblent presque une respiration des aquarelles qu’ils nous invitent à voir. Une strophe que je voudrais lire pour toi.
Je sens dans ma tête la vitesse de la rotation de la terre,
Et tous les pays et toutes les personnes tournent dans moi,
Cette fièvre centrifuge, cette rage d’aller dans les airs jusqu’aux astres,
Frappe des coups contre la paroi interne de mon crâne,
Enfonce des épingles aveugles sur toute la conscience de mon corps
Me fait lever mille fois et me dirige vers l’Abstrait,
Vers l’introuvable, Là-bas sans nulle restriction,
Vers le but invisible tous les lieux où je ne suis pas, et en même temps
3
Dans le mot Passage résonne l’Histoire.
J’aime à imaginer Gérald Kerguillec allant sur le terrain de l’aquarelle, avec la chanson enfantine dans le coin de l’oreille (« …bien plus beau que la peinture à l’eau ! »).
Facile, la peinture à l’eau, sans vigueur, et tout à fait conventionnelle ? Oui, c’est ce qu’ont dit Messieurs Littré et Larousse.
Et c’est avec mesure et souplesse que Gérald peut, dans la discrétion, faire signe vers ce qui doit interroger l’Histoire, la déconstruire presque, pour utiliser un terme à la mode, il y a quelques années. Les couleurs n’acceptent pas toutes le mélange, c’est certain, mais la palette des nuances est subtile. Et les tons de Gérald sont lumineux, transparents, sans nécessité de forcer, d’exagérer l’intensité. Il vaut mieux laisser venir, pour rendre un monde possible, habitable même, par ton regard amoureux, bien sûr. Celui qui fait que je tiens au monde. Et de fait les a priori tombe. Il n’y a pas une technique plus simple qu’une autre, il n’y a pas une matière plus noble mais simplement l’idée de se colleter à une technique pour qu’elle exprime tout ce que l’artiste est en mesure de faire surgir. Et s’il fallait « monter la gamme [des couleurs] à l’aigu », pourquoi comprendre cette spécificité de la technique comme une entrave ? Dans l’Histoire de l’aquarelle, il doit déjà être question d’un surgissement sur lequel je reviendrai, quand tu me le demanderas, peut-être.
4
Le mot Passage encore est un lien, un motif, une figuration.
Pour dire cela Gérald emploie le mot errance en ce qu’il dit une double traversée du paysage comme de la figuration.
Traversée du paysage, d’abord. C’est l’image du voyageur, celle que notre imaginaire associe peut-être à des expressions plus ou moins mythiques (le Juif errant, Le Voyageur de Caspar David Friedrich ou Le Voyage d’hiver de Franz Schubert sur un cycle de 24 poèmes de Wilhelm Müller.) Je crois pourtant que ces références ne sont pas directement présentes dans le travail de Gérald, qu’elles sont peut-être un arrière-plan lointain, un vague continent qui n’ouvre qu’un accès fortuit à l’œuvre. L’errance, pour Gérald est plus immédiate ; pour un peu, elle se passe de références. J’y entendrais plus volontiers une sorte d’invitation (au voyage, bien sûr, je t’entends qui complètes ma phrase !) : le regard est ce qui permet, dans la marche ou dans la contemplation, de prendre place dans le paysage.
Et aussitôt, le second aspect de cette errance. D’une aquarelle à une autre, il n’y a aucun souci de représentation. C’est une force essentielle parce qu’elle déjoue la réticence historique que certains esprits chagrins pourraient encore avoir au sujet de cette matière. Pas de souci de représentation, pas d’emprisonnement dans ce que la tradition critique nomme mimêsis. Et de fait, toutes les accusions des dictionnaires nommés plus haut tombent. Les aquarelles nomment des espaces (l’eau, la terre, le ciel…) et les font résonner par notre regard, es-tu d’accord ?
Le double aspect de l’errance affirmer comme un mouvement vers l’utopie, au sens premier de ce terme, un mouvement vers un non-lieu qui pourrait devenir le lieu commun de l’apaisement et, peut-être aussi, celui de la consolation, le moment précis où, pour nous l’errance est passage, quand il n’y a plus analogie entre les deux termes, mais rencontre.
Et avec la construction de cette errance-passage, s’impose le fait de s’avancer vers le motif et presque de mettre le nez sur les aquarelles. L’ancien français avait d’ailleurs un mot pour lier passage, errance et nécessité d’avancer, c’est l’erroi que j’aime à faire résonner pour toi, en roulant bien les « r » pour, je le sais, te voir sourire.
5
Il y a de l’improvisation dans le Passage.
Comme dans l’errance. (En est-il autrement de ce texte ?)
Papier, eau, couleurs : la maîtrise ne va pas de soi, elle dépend de la rencontre de l’instant magique, du hasard, du petit bonheur, de tout ce que seul le travail assidu est en mesure de faire naître. Précisément ce qui est improvisation dans le cadre rigoureux de l’expérience.
Quand Gérald Kerguillec commence une aquarelle, il ne sait pas dans quel pays, elle le conduit, dans quel mouvement. Le travail d’effacement du trop-plein est incertain. Il invente un paysage presque indépendamment de toute décision volontariste.
Il te semble, peut-être que l’aquarelle demande la maîtrise des trois éléments : papier, eau, couleur. C’est sans doute très juste. Mais, puisque tu es celle qui m’aide à voir, tu dois pouvoir faire avec moi cette épreuve de mettre une goutte d’eau sur papier plus ou moins buvard (j’ai failli dire bavard). Et que vois-tu ? L’eau voyage un peu sur le papier, selon ton geste. En cherchant à maîtriser son parcours, tu seras sans doute maîtrisée par elle ; et tu verras, dans l’urgence que l’improvisation est notre marque amoureuse et qu’elle fait signe vers ce que je ne sais pas nommer autrement que l’éros de notre regard.
Ce lyrisme amoureux de l’improvisation et de l’errance, ramené aux aquarelles de Gérald, c’est l’idée d’un surgissement qu’il fait naître, dis-tu. Comme un peu, tout à l’heure, avec l’Histoire.
Papier, eau, couleurs. La liste n’est pas suffisante. Je lui ajouterais bien : frottement, frottage, caresse, effacement, disparition et apparitions progressives.
Avec le constat suivant :
Dans le lien entre tous ces termes, une compréhension peut naître. C’est-à-dire (et tu sais à quel point je tiens à cette définition de la compréhension) un accès qui ouvre l’éventail des sensations.
Comment se joue alors le lien ?
Dans l’évidence de la fragilité et du risque.
Une part d’imprégnation est nécessaire à la révélation de l’image, au passage, au surgissement de l’image sur la feuille. Et ton regard fait également ce chemin d’imprégnation. Ton regard répète le surgissement de l’image et s’approprie le geste de l’artiste. Ton regard te métamorphose (c’est un autre passage, n’est-ce pas ?) tout entière dans l’énergie qui a fondé ce geste. Il faut une certaine lenteur pour demander aux paysages et aux regards que tu leur portes de se défigurer, de se démarquer de la représentation.
6
Qu’en est-il, interviens-tu alors, de la durée dans ce passage associant improvisation et énergie ?
Je crois qu’il faut imaginer ici ce que Gérald pourrait t’en dire. Veux-tu me suivre dans cette page de roman ?
« Il y a plusieurs durées. Une aquarelle, le plus souvent, surgit dans et par le travail. C’est la première durée. Celle qui participe justement de l’improvisation, je veux dire, de l’instance qui préside à tous mes gestes et qu’il faut essayer de percevoir le plus matériellement possible. Cette durée est très mystérieuse, parce qu’elle unit la rapidité et la permanence. Il n’y pas de temps pour la pensée dans le travail ou, plus exactement, la pensée est entièrement subordonnée au geste. J’utiliserais bien une métaphore qui vient de la danse. Il y a une sorte d’état de corps au moment où je me mesure à l’aquarelle. Et la rapidité, aussi, c’est presque la chaleur du moment. Cette première durée crée l’image ; sa rapidité tend donc à la permanence. Cette première durée – je veux vraiment qu’elle soit perçue par la matière – s’arrête au moment où je mets le linge à sécher, où je suspends la feuille et la quitte.
Vient alors une deuxième durée, celle du regard du lendemain. Tout le monde connaît ça. Tout le monde peut l’imaginer. C’est un examen. Le passage d’un examen. Je suis un autre corps. Plus froid sans doute. Dans la première durée tout partait du geste, dans celle-ci, le regard est le maître. C’est lui qui avalise. Pour simplifier, il retrouve les énergies de la veille et l’aquarelle existe. La seconde durée s’achève. Souvent, il ne retrouve rien, il se perd, il fait renaître l’errance, une aventure démarre à nouveau et j’attends un nouvel événement.
C’est une troisième durée. Je ne crois pas qu’elle soit la simple duplication de la première. Quelque chose du geste d’hier est conservé et recouvert. Cela peut disparaître totalement, se perdre, s’effacer dans la nouvelle improvisation et parfois revenir, à l’état de traces, dont je prendrai conscience plus tard, dans la nouvelle observation du travail, enfin sec. »
Gérald sans doute n’aura jamais parlé ainsi. Et pourtant quel plaisir ce serait de t’entendre dire que ces phrases ne m’appartiennent plus…
Alexis Pelletier, novembre 2006