Alexis Pelletier est né le 20 septembre 1964 à Paris. Il est professeur de lettres en Normandie. Entre 1992 et 1995, il a travaillé aux éditions Le Robert et il a rédigé les articles consacrés à la littérature française pour la refonte du Petit Robert des noms propres (1994) et  coordonné le Dictionnaire du xxe siècle, Littérature française et francophone (1995).  Il a été membre du comité de rédaction de la revue Polyphonies de 1989 à 1994 et fait maintenant partie, depuis 1999, du comité d'entretien de la revue Triages publiée par les éditions Tarabuste. Il est particulièrement intéressé par la musique et a participé au Festival Automne en Normandie (session 2006) pour les spectacles Résonances qui tentaient une rencontre entre la musique de Dominique Lemaître, les musiques de Debussy, Ravel, Stravinsky et Scelsi.
 
A propos d'une aquarelle de Gérald Kerguillec
 
ça me dit quelque chose...
 
Je ne l'ai pas sous les yeux pour écrire à son propos, et peu
importe, car elle n'est que souvenir recréée‚reprécisé ,image
mentale produite à partir d'une réalité dont on ne sait pas si
elle a disparue ou si elle a été rêvée.
En somme, quand on la regarde, on n'est plus sur de rien.
C'est peut-être un paradoxe : ni figuratif, ni abstrait, comme un
réel transformé, ou, au choix, un rêve photographié.
Moi, je "sais" que c'est un paysage de côte, l'hiver, au bord
de l'Atlantique, dans la Manche, sans doute, entre terre et eau,
entre ciel et mer, entre dune et prairie. Mais je sais aussi que
n'importe qui d'autre peut y voir autre chose et qu'il aura autant
raison.
Gérald lui-même pense qu'il s'agit de la Bretagne, c'est
dire ! Mais il n'en est pas certain non plus et c'est pour cela
qu'elle m'interesse. Elle m'oblige à une démarche, à produire
mon propre regard sur ce qui est une image, mais une image qui
me laisse la liberté de la terminer pour mon usage personnel.
Ce n'est pas du trompe l'oeil, ce n'est pas un abîme, mais on
s'y perd quand-même, sauf à s'y retrouver soi-même...
Exemple concret : on voit une perspective, presque une
troisième dimension, mais sans ligne de fuite. On ne comprend
pas comment ça peut se faire avec de vagues surfaces courbes
qui varient insensiblement du blanc laiteux au bleu de brume...
Au bout du compte, ce petit bout de papier taché est un
mystère. C'est inconnu, c'est même peut-être rien et pourtant,
ça me dit quelquechose. Comme un amnésique qui, se voyant
dans un miroir, dirait : "ce type me dit quelque chose".
Cette aquarelle me dit quelque chose...
                                                         Jean-Luc Varin
de Jean Luc Varin
Jean Luc Varin est éditeur aux éditions "la traverse".
Un peu d’encre, un peu d’eau,
pour Gérald Kerguillec.
 
1.
Littré consacre un maigre article à l’aquarelle, qu’il clôt avec une phrase condescendante : « L’aquarelle est assez en usage pour peindre des fleurs, des oiseaux, de petits paysages. » Si l’on sait lire entre les mots de sa définition, on comprend que l’aquarelle n’est pas sérieuse ; pour ainsi dire, elle est réservée aux femmes. Et le Grand Dictionnaire Universel de Pierre Larousse ne vaut guère mieux, l’article consacré à l’aquarelle soulignant : « L’effet manque toujours d’énergie, la perspective de transparence, les premiers plans de solidité, les derniers plans de moelleux, et le coup de soleil, si cher aux paysagistes, y devient presque impossible. Les couleurs à l’eau ne supportent pas toutes le mélange ; elles se dérobent pour la plupart à ces alliages heureux qui, dans la peinture à l’huile, amènent ces tons transparents et lumineux dont Ruysdael et Hobbema avaient le secret ; elles ne peuvent être que difficilement reprises et ramenées au diapason de l’harmonie générale. Ce qui leur manque en vigueur et en brillant, les aquarellistes y suppléent par des tons forcés ; pour atteindre à un certain effet, ils sont obligés d’exagérer l’intensité de la couleur et de monter la gamme à l’aigu. De là ce reproche très-fondé que l’on adresse au coloris des aquarellistes, d’être faux et tout à fait conventionnel. »
Tu l’auras compris, le regard que nous portons sur l’aquarelle pourrait bien être assez paradoxal et même s’il a un peu évolué depuis ce trop sérieux dix-neuvième siècle, il n’est pas impossible qu’encore maintenant un artiste utilisant cette technique se confronte, dans un endroit reculé de la conscience collective, à cet a priori négatif. Évidemment, le geste de Gérald ne se limite pas à cette confrontation ; elle pourrait même être marginale dans son travail. Elle est toutefois une entrée que je te propose, une ouverture en somme.
 
2.
Quand je cherche un mot pour qualifier le travail de Gérald Kerguillec – j’ai du mal à voir sans mot et cet aveu lyrique n’est pas, tu le sais, sans entraîner de multiples rebondissements  , je crois ne pouvoir trouver que le mot Passage.
Avec une strophe de Pessoa, extraite d’une « ode sensationniste », Le Passage des heures, et dont les derniers vers me semblent presque une respiration des aquarelles qu’ils nous invitent à voir. Une strophe que je voudrais lire pour toi. 
 
Je sens dans ma tête la vitesse de la rotation de la terre,
Et tous les pays et toutes les personnes tournent dans moi,
Cette fièvre centrifuge, cette rage d’aller dans les airs jusqu’aux astres,
Frappe des coups contre la paroi interne de mon crâne,
Enfonce des épingles aveugles sur toute la conscience de mon corps
Me fait lever mille fois et me dirige vers l’Abstrait,
Vers l’introuvable, Là-bas sans nulle restriction,
Vers le but invisible tous les lieux où je ne suis pas, et en même temps 
 
3
Dans le mot Passage résonne l’Histoire.
J’aime à imaginer Gérald Kerguillec allant sur le terrain de l’aquarelle, avec la chanson enfantine dans le coin de l’oreille (« …bien plus beau que la peinture à l’eau ! »).
Facile, la peinture à l’eau, sans vigueur, et tout à fait conventionnelle ? Oui, c’est ce qu’ont dit Messieurs Littré et Larousse.
Et c’est avec mesure et souplesse que Gérald peut, dans la discrétion, faire signe vers ce qui doit interroger l’Histoire, la déconstruire presque, pour utiliser un terme à la mode, il y a quelques années. Les couleurs n’acceptent pas toutes le mélange, c’est certain, mais la palette des nuances est subtile. Et les tons de Gérald sont lumineux, transparents, sans nécessité de forcer, d’exagérer l’intensité. Il vaut mieux laisser venir, pour rendre un monde possible, habitable même, par ton regard amoureux, bien sûr. Celui qui fait que je tiens au monde. Et de fait les a priori tombe. Il n’y a pas une technique plus simple qu’une autre, il n’y a pas une matière plus noble mais simplement l’idée de se colleter à une technique pour qu’elle exprime tout ce que l’artiste est en mesure de faire surgir. Et s’il fallait « monter la gamme [des couleurs] à l’aigu », pourquoi comprendre cette spécificité de la technique comme une entrave ? Dans l’Histoire de l’aquarelle, il doit déjà être question d’un surgissement sur lequel je reviendrai, quand tu me le demanderas, peut-être.
 
4
Le mot Passage encore est un lien, un motif, une figuration.
Pour dire cela Gérald emploie le mot errance en ce qu’il dit une double traversée du paysage comme de la figuration.
Traversée du paysage, d’abord. C’est l’image du voyageur, celle que notre imaginaire associe peut-être à des expressions plus ou moins mythiques (le Juif errant, Le Voyageur de Caspar David Friedrich ou Le Voyage d’hiver de Franz Schubert sur un cycle de 24 poèmes de Wilhelm Müller.) Je crois pourtant que ces références ne sont pas directement présentes dans le travail de Gérald, qu’elles sont peut-être un arrière-plan lointain, un vague continent qui n’ouvre qu’un accès fortuit à l’œuvre. L’errance, pour Gérald est plus immédiate ; pour un peu, elle se passe de références. J’y entendrais plus volontiers une sorte d’invitation (au voyage, bien sûr, je t’entends qui complètes ma phrase !) : le regard est ce qui permet, dans la marche ou dans la contemplation, de prendre place dans le paysage.
Et aussitôt, le second aspect de cette errance. D’une aquarelle à une autre, il n’y a aucun souci de représentation. C’est une force essentielle parce qu’elle déjoue la réticence historique que certains esprits chagrins pourraient encore avoir au sujet de cette matière. Pas de souci de représentation, pas d’emprisonnement dans ce que la tradition critique nomme mimêsis. Et de fait, toutes les accusions des dictionnaires nommés plus haut tombent. Les aquarelles nomment des espaces (l’eau, la terre, le ciel…) et les font résonner par notre regard, es-tu d’accord ?
Le double aspect de l’errance affirmer comme un mouvement vers l’utopie, au sens premier de ce terme, un mouvement vers un non-lieu qui pourrait devenir le lieu commun de l’apaisement et, peut-être aussi, celui de la consolation, le moment précis où, pour nous l’errance est passage, quand il n’y a plus analogie entre les deux termes, mais rencontre.
Et avec la construction de cette errance-passage, s’impose le fait de s’avancer vers le motif et presque de mettre le nez sur les aquarelles. L’ancien français avait d’ailleurs un mot pour lier passage, errance et nécessité d’avancer, c’est l’erroi que j’aime à faire résonner pour toi, en roulant bien les « r » pour, je le sais, te voir sourire.
 
5
Il y a de l’improvisation dans le Passage.
Comme dans l’errance. (En est-il autrement de ce texte ?)
Papier, eau, couleurs : la maîtrise ne va pas de soi, elle dépend de la rencontre de l’instant magique, du hasard, du petit bonheur, de tout ce que seul le travail assidu est en mesure de faire naître. Précisément ce qui est improvisation dans le cadre rigoureux de l’expérience.
Quand Gérald Kerguillec commence une aquarelle, il ne sait pas dans quel pays, elle le conduit, dans quel mouvement. Le travail d’effacement du trop-plein est incertain. Il invente un paysage presque indépendamment de toute décision volontariste.
Il te semble, peut-être que l’aquarelle demande la maîtrise des trois éléments : papier, eau, couleur. C’est sans doute très juste. Mais, puisque tu es celle qui m’aide à voir, tu dois pouvoir faire avec moi cette épreuve de mettre une goutte d’eau sur papier plus ou moins buvard (j’ai failli dire bavard). Et que vois-tu ? L’eau voyage un peu sur le papier, selon ton geste. En cherchant à maîtriser son parcours, tu seras sans doute maîtrisée par elle ; et tu verras, dans l’urgence que l’improvisation est notre marque amoureuse et qu’elle fait signe vers ce que je ne sais pas nommer autrement que l’éros de notre regard.
  Ce lyrisme amoureux de l’improvisation et de l’errance, ramené aux aquarelles de Gérald, c’est l’idée d’un surgissement qu’il fait naître, dis-tu. Comme un peu, tout à l’heure, avec l’Histoire.
Papier, eau, couleurs. La liste n’est pas suffisante. Je lui ajouterais bien : frottement, frottage, caresse, effacement, disparition et apparitions progressives.
Avec le constat suivant :
Dans le lien entre tous ces termes, une compréhension peut naître. C’est-à-dire (et tu sais à quel point je tiens à cette définition de la compréhension) un accès qui ouvre l’éventail des sensations.
Comment se joue alors le lien ?
Dans l’évidence de la fragilité et du risque.
Une part d’imprégnation est nécessaire à la révélation de l’image, au passage, au surgissement de l’image sur la feuille. Et ton regard fait également ce chemin d’imprégnation. Ton regard répète le surgissement de l’image et s’approprie le geste de l’artiste. Ton regard te métamorphose (c’est un autre passage, n’est-ce pas ?) tout entière dans l’énergie qui a fondé ce geste. Il faut une certaine lenteur pour demander aux paysages et aux regards que tu leur portes de se défigurer, de se démarquer de la représentation.
 

6
  Qu’en est-il, interviens-tu alors, de la durée dans ce passage associant improvisation et énergie ?
Je crois qu’il faut imaginer ici ce que Gérald pourrait t’en dire. Veux-tu me suivre dans cette page de roman ?
« Il y a plusieurs durées. Une aquarelle, le plus souvent, surgit dans et par le travail. C’est la première durée. Celle qui participe justement de l’improvisation, je veux dire, de l’instance qui préside à tous mes gestes et qu’il faut essayer de percevoir le plus matériellement possible. Cette durée est très mystérieuse, parce qu’elle unit la rapidité et la permanence. Il n’y pas de temps pour la pensée dans le travail ou, plus exactement, la pensée est entièrement subordonnée au geste. J’utiliserais bien une métaphore qui vient de la danse. Il y a une sorte d’état de corps au moment où je me mesure à l’aquarelle. Et la rapidité, aussi, c’est presque la chaleur du moment. Cette première durée crée l’image ; sa rapidité tend donc à la permanence. Cette première durée – je veux vraiment qu’elle soit perçue par la matière – s’arrête au moment où je mets le linge à sécher, où je suspends la feuille et la quitte.
Vient alors une deuxième durée, celle du regard du lendemain. Tout le monde connaît ça. Tout le monde peut l’imaginer. C’est un examen. Le passage d’un examen. Je suis un autre corps. Plus froid sans doute. Dans la première durée tout partait du geste, dans celle-ci, le regard est le maître. C’est lui qui avalise. Pour simplifier, il retrouve les énergies de la veille et l’aquarelle existe. La seconde durée s’achève. Souvent, il ne retrouve rien, il se perd, il fait renaître l’errance, une aventure démarre à nouveau et j’attends un nouvel événement.
C’est une troisième durée. Je ne crois pas qu’elle soit la simple duplication de la première. Quelque chose du geste d’hier est conservé et recouvert. Cela peut disparaître totalement, se perdre, s’effacer dans la nouvelle improvisation et parfois revenir, à l’état de traces, dont je prendrai conscience plus tard, dans la nouvelle observation du travail, enfin sec. »
Gérald sans doute n’aura jamais parlé ainsi. Et pourtant quel plaisir ce serait de t’entendre dire que ces phrases ne m’appartiennent plus…
 
Alexis Pelletier, novembre 2006
Paul Ardenne  est un critique d'art et muséologue français, spécialisé dans le domaine de l'art contemporain, d'esthétique, de l'art vivant et de l'architecture. Parallèlement, il enseigne à l'Université d'Amiens.
 
Gérald Kerguillec. Se confronter au devenir tableau du corps
 

L’art de Gérald Kerguillec est celui des confrontations. Confrontations plastiques : un temps, l’artiste, de manière peu conventionnelle, unit peinture et sculpture dans des compositions solidaires mixant ces deux médiums. Confrontations symboliques : le grand puzzle temporaire qu’il réalise à Vassivière-en-Limousin, à même le paysage, interroge deux entités pour l’occasion reliées de manière métaphorique, la culture, à travers l‘expression artistique, et la nature. Confrontations psychologiques : la conduite d’un atelier avec soignés et soignants d’un hôpital de jour, à Jumièges déjà, fournit à l’artiste l’occasion de convier chacun des participants à donner de lui-même une représentation physique de nature artistique, au terme, de nouveau, d’une confrontation, cette fois avec son propre psychisme.
La série des aquarelles présentées dans cette exposition, toutes « sans titre », s’inscrit dans une même logique. En dépit, précisons-le de suite, des apparences. Au premier regard, le spectateur y verra des vues légères de paysages marins, de bords de côtes, d’estrans ouverts sous des cieux généreux, de falaises au bord de la mer…, tenté d’inscrire cette production dans la lignée féconde de l’impressionnisme, amante des paysages à fort quotient liquide ou atmosphérique. Il n’est évidemment pas interdit de regarder les images offertes selon ce qu’elles connotent d’évidence, un monde diaphane, en lisière d’évanescence, d’essence paysagiste en effet, à la fois proche de Constable, de Monet et de Boudin, le monde par excellence « normand » du peintre Elstir, personnage emblématique de la Recherche du temps perdu. Renseignement pris auprès de l‘artiste, cependant, on peut plus légitimement appréhender de telles œuvres pour ce qu’elles sont réellement, à savoir de pures expériences.
« Expériences » en effet. Expérimenter, enseigne l’étymologie, c’est « faire l‘essai de », essayer quelque chose. Qu’a donc « expérimenté », avec cette cinquantaine d’aquarelles, Gérald Kerguillec ? D’abord, un geste minimal systématiquement exécuté sur une surface délimitée. Deux gestes, pour être plus précis, de balayage l’un et l’autre, passage du pinceau – une brosse de format industriel – à l’horizontale et à la verticale. Ensuite, une gamme volontairement limitée de couleurs, six en tout et pour tout, trois bleus, un ocre, deux noirs. Enfin, une relation. Comment nommer autrement, en l’occurrence, ce qu’indique la « manière » même de l’artiste, sa méthode de travail ? Gérald Kerguillec, pour réaliser chaque tableau, a procédé par stations, en suspendant de temps à autre son geste pour prendre le temps de s’inspirer des formes obtenues de ce dernier, avant de le relancer ou non. Sur le mode de l’exploration, donc, toujours hantée par le désir d’aller plus loin, sauf mouvement inutile. Pas question de générer une forme prescrite. Se laisser porter, plutôt, ne créer qu’en fonction de ce qu’indique un tableau tramé d’une manière au départ plus hasardeuse que raisonnée. La forme finale, ici, est le résultat de l’offre visuelle de formes antérieures qui en sont les inspiratrices. Une tache plus sombre se transformera pour finir en rectangle, suggérant le tracé d’une maison, d’un hangar ou d’un réservoir d’hydrocarbures dans un port industriel. Un coup de brosse arrêté net suggèrera pour sa part l’abrupt d’une falaise, etc. « Ne pas être un inventeur, dit  Gérald Kerguillec ; être simplement le plus juste possible ».
Ce modus operandi, loin qu’on y recherche l’originalité à tout crin, est l’occasion d’une quête, plutôt : il s’agit de créer les conditions d’une aléthiéia, de ce « dévoilement » particulier qui n’est pas seulement la mise au jour d’une forme plastique mais celle aussi d’un moment de l’être : moment tendu, moment privilégié, moment d’intensité où brusquement, en dépit de l’apparence mécanique du geste et de celle, aléatoire, des formes qu’« écrit » celui-ci, quelque chose de concordant se produit entre la main et l’esprit, entre le mouvement du corps au travail et le travail de la pensée elle-même, sur un mode fusionnel. On reconnaîtra ici l’héritage d’un Paul Klee pour lequel, on s’en souvient, « l’art ne reproduit pas le visible mais rend visible ». Paul Klee qui, dans sa Théorie de l’art moderne, n’a de cesse de valoriser non le programme, cette obsession des artistes ayant choisi une fois pour toutes, mais l’errance, le geste qui se nourrit du sentiment qui passe, de la qualité fluctuante de l’instant, de l’atmosphère même, tandis que trois entités se rencontrent et s’éprouvent simultanément, le corps, le temps, la forme. Telle est, selon le maître de Berne, la justification à la fois première et ultime de cette « marche à la forme » dont lui-même fit l’essence de sa démarche, en un art où l’on ne progresse qu’au rythme de l’entretien que l’on mène avec son propre travail, là, à l’aplomb des yeux, travail accompli non de manière linéaire ou automatique mais assujetti aux détours, aux reprises, aux surprises, tandis que « l’accidentel tend à passer au rang d’essence ». Bref, l’accent mis non sur l’objet fini mais sur l’itinéraire ; la préférence donnée au cheminement, plutôt qu’au but.
Ainsi perçues, les aquarelles de Gérald Kerguillec sont l’expression d’un déplacement. Le moteur de ce type de travail, celui-ci se valoriserait-il pour l’œil par sa tonalité très douce et jamais agressive, est l’énergie, comprendre : cette force apte à mettre en mouvement ce que l’inertie tient immobile, ainsi que la curiosité : éprouver jusqu’où peut se porter ou ne pas aller le geste du peintre, et en fonction de quoi. Suggestions plastiques et images subliminales prodiguées au spectateur par ces peintures hautement personnalisées ne sont certes pas à négliger – une fois rendu public, l’art, de facto, ne s’appartient plus. L’art de Gérald Kerguillec, pour autant, ne renonce pas à ce qu’il place bien au-dessus de la mise en vue du monde et des jeux simulateurs de la représentation : l’examen du devenir de soi mené au rythme du devenir de sa propre création. En une perspective, on l’a compris, autrement vitale.
 
                                                                           Paul Ardenne
de Alexis Pelletier
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